Semaine 26 (semaine du 27 juin au 3 juillet 2011)
Lundi 27 juin deux mil onze; Mirebeau. - Frappé hier au soir, retrouvant ma voiture à la gare de Châtellerault et rentrant tout gaillard à Mirebeau (mais passant une fois encore devant la mer de pavillons qui enserrent la ville, et qu'il faut traverser sur des kilomètres avant de gagner la campagne), frappé donc par les constants progrès de la laideur contemporaine; pourquoi tant de vestiges des temps anciens témoignent-ils d'un souci de forme, d'équilibre, souvent de grâce, en un mot d'un souci esthétique, tandis que ce qui est moderne, neuf ou prétendu neuf non seulement se dégrade (le monde consumériste ne sait pas subir l'épreuve du maître Temps) mais, même neuf, s'affiche laid d'emblée. Ces pavillons sont laids, les voies viabilisées qui les entourent sont laides, et les villages qu'elles enserrent sont par la même enlaidis, dénaturés, comme l'est de proche en proche la campagne environnante. La réponse me vient au volant : la Beauté est la première question philosophique, avec celle de l'Etre; à moins que la question de la Beauté soit exactement celle de l'Etre. En ce cas toute la laideur moderniste est du non-Etre : l'Etre décroît. A cela mille signes, chez les êtres aussi. Cette coïncidence de la laideur du non-Etre est la preuve par neuf du mensonge de ce monde - mais la campagne se découvre enfin, faiblement, entre chien et loup et vers 22 heures je retrouve le prieuré, tout baigné de la bonne chaleur des soirs d'été, où je vais pouvoir me renfermer toute une semaine.
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Mardi 28 juin; Mirebeau. - De Vladimir Jankelevitch cette phrase sèche, "l'absurdité est notre chance", dont je n'ai pas compris aussitôt la portée, mais qui depuis deux ou trois jours me revient sans cesse à l'esprit. S'il ne touche pas du doigt l'évidence que sa vie risque d'être absurde, l'homme reste un nigaud, il ne sort pas de lui-même, ne se dépasse pas, se réduit à soi, flottant dans une absurdité dont il chasse le sentiment, mais qui le poursuit. La conscience nette de l'absurdité distribue les chances d'un appel. Problème: l'invasion technicienne, l'utilitarisme et le consumérisme distraient tant nos contemporains qu'ils leur font perdre de vue cette chance…
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Mercredi 29 juin deux mil onze; Mirebeau. - Pour la saint Paul, j'offre à saint Paul et à moi-même un cadeau : une journée entière sans téléphonage -c'est à dire, un peu de solitude. Mais à la solitude, comment parvenir ? D'une part je reçois des visites inopinées (l'activité voisinante ici est très active), à quoi s'ajoute que c'est aujourd'hui mercredi, jour où vient Palmyre pour les soins de la maison, et J.M. pour ceux du jardin; et que je dois participer ce soir, par téléphone justement, à notre "Journal de la nuit" que dirige à Paris MJS. Or, outre qu'il nécessite et deux ou trois consultations sur google, et, du coup, la nécessaire mais désagréable visite à ma messagerie électronique, ce téléphonage radiophonique en appelle d'autres… Bref : de solitude, point. "Ne vous sentez-vous pas seul à Mirebeau?", demandait l'autre jour un ami parisien. Mon problème est tout autre : "comment parvenir à supporter toujours l'absence de solitude ? ".
(C'est l'une des choses qui me pèsent à Paris, et la raison pour laquelle j'en prise surtout, quand je m'y trouve, les promenades solitaires, nocturnes de préférence; à l'opposé, le pire est la séquence du restaurant : d'une part les attablés parlent fort et me semble-t-il, de plus en plus fort, à la manière américaine, espagnole, ou romanichelle; d'autre part et surtout, la plupart des tenanciers éprouvent le besoin névrotique de diffuser prétendument "en fond sonore" ce qu'on persiste à appeler contre toute vraisemblance de la musique, et qui n'est qu'une surcroît de bruit, atroce la plupart du temps, qui en outre oblige ceux qui parlent à hausser la voix. Il faut donc déjeuner ou dîner (ce que mes contemporains, dans une proportion croissante et affolante appellent manger (rien ne me fait plus horreur que ce verbe utilisé à l'intransitif (ex-aequo avec l'usage désormais universel de papa et maman aux places de père et mère)), au point qu'un jour j'ai cru que j'allais coller un coup de poing à un quidam, dont j'ignorais la vulgarité, et me disait vouloir manger avec moi), il faut donc déjeuner ou dîner, disais-je, dans un véritable cirque et se condamner à ne pas entendre ce que l'on vous dit -ou deviner, ou faire répéter, et simultanément s'exposer à ne pas être entendu, exercice épuisant pour qui parle, comme je fais, à voix basse, ou plutôt à voix intime. Au bout d'une demi heure de ces multiples résistances, au bruit, au voisinage, à la musique, à l'incompréhension des mots, souvent à la chaleur, je suis totalement en fureur, attendant le moment béni de l'addition, de l'extraction de l'enfer restaurateur et du silence, ou du moins du moindre bruit de la rue. D'ailleurs, maintenant, dès qu'un tenancier, à qui je le demande systématiquement, ne baisse pas son bruit institutionnel et paraît-il commercial, je quitte l'établissement -à titre de militance anti-bruit. Nous avons trouvé une bonne parade, E et moi, les petits, tout petits restaurants japonais ou chinois, dont la qualité est certes médiocre, voire douteuse, mais où du moins nous pouvons dîner en paix, et nous parler agréablement. La meilleure médication serait sans doute de ne plus aller du tout au restaurant, médication vers laquelle je me dirige d'ailleurs, d'une part en ce que j'ai pris la très mauvaise habitude, parce que je suis bien élevé et que j'ai toujours eu, finalement, une position sociale convenable, de payer à peu près toutes les additions, ce que je ne peux guère m'autoriser désormais, d'autre part à cause du fameux bruit et du mépris que le passage par un restaurant me fait concevoir à l'endroit de la plupart de mes contemporains. Or, je n'aime pas mon mépris, mais ne le peux conjurer. Aux êtres sans Etre, écrivais-je plus haut, à toutes ces âmes mortes, il faut sans cesse plus de bruit… Mais voilà que, ici aussi, la solitude et le silence sont devenus une perpétuelle bataille. (Ecris cela en supportant, venu de l'étage, le bruit de l'aspirateur…). Va-t-il falloir que je m'enferme for good à Fongombault ! Tout cela incertain, excessif peut-être, et n'étant dit qu'entre parenthèses.
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Jeudi 30 juin deux mil onze; Mirebeau. - Dans l'excellent "Homme Nouveau", que je reçois depuis des années et que je ne lis pas d'assez près, trouve un excellent papier de Philippe Maxence (quel noble esprit, celui-là aussi !) et de sa fine équipe sur la récurrente controverse du "genre" -pour reprendre la traduction de l'américain gender. Celle-ci s'affirme d'année en année comme l'une des plus profondes de notre temps, et sans doute les historiens la retiendront-ils pour ce qu'elle en révèle l'esprit même.
La théorie du gender, qui entend gommer la spécificité de la femme, et partant celle de l'homme, et prône à terme la "liberté" donnée à chaque individu de choisir son sexe est venue des Etats-Unis et s'est peu à peu imposée en Europe du Nord, ainsi qu'en Espagne, où le Gouvernement Zapatero (un illuminé) en a fait une affaire d'Etat, comme elle s'impose désormais en France, au point que, sur internet et ailleurs, on ne demande plus aux consommateurs leur sexe, mais leur "genre", et que ladite théorie, qui fait l'objet d'un enseignement obligatoire aux modernissimes Sciences-Po, fera son apparition dans les manuels scolaires dès la rentrée prochaine -pour commencer ceux de SVT en classe de Première. Pour la féministe états-unienne Judith Butler, dont l'ouvrage "Le féminisme et la subversion de l'identité" (1990) est la bible du mouvement, l'affirmation d'une identité sexuelle procède d'une détermination objective par nature aliénante, d'une construction culturelle encombrée d'archaïsmes moraux et religieux (comprendre chrétiens) dont la liberté commanderait de se débarrasser au bénéfice d'un "choix de construction individuelle". Voilà résolues d'un coup la question de l'égalité homme-femme, celle des homosexualités et bien entendu celle du "trans-genre" -car, dans la nouvelle cosmogonie, le "genre" aussi se transcende, l'homme ou plutôt l'individu du Nouvel Age étant réputé libre de se choisir en toutes ses caractéristiques, indépendamment de tout déterminisme naturel.
Les médias, bien entendu, ne se penchent guère sur un mouvement, et désormais d'une décision gouvernementale, qui constituent une véritable rupture dans la civilisation, mais doit s'opérer sans rien dire, tant elle paraîtrait monstrueuse à la majorité des Français. Il est vrai que la traduction de gender par genre cache l'étendue de la question : par delà celle des sexes, aussi fondatrice soit-elle, c'est l'idée même de nature (meilleure traduction, à mon sens, du terme gender), que l'existentialisme de l'âge marchand mine une fois encore, et par tous les bouts -mais tout cela, je l'ai déjà dit ? je me répète peut-être; et d'ailleurs, j'en ai assez de toute cette philosophaille et vais, puisque le soleil s'est enfin adouci, faire un tour de jardin… Ah, pourquoi tant écrire ? A quoi bon ?
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Vendredi 1er juillet deux mil onze. Mirebeau. - A quoi bon ? A faire un papier pour Valeurs Actuelles, par exemple. J'en ai eu l'idée en taillant le rosier; ma chronique supposément mensuelle dans cet hebdomadaire se clarifie beaucoup trop ces temps-ci (clarifie au sens se raréfie, comme les cheveux sur la tête d'un chauve); poursuivons donc nos méditations sur l'affaire du genre, pour l'envoyer sous forme ramassée à l'excellent LD : on verra bien si ces propos ultra-réacs, passeront. Elle a si peu de tribune, la plume "gaullo-fasciste" comme dit drôlement J., que je suis devenu…
La traduction de gender par genre, écrivais-je, cache l'étendue de la question : par delà celle des sexes, aussi fondatrice soit-elle, c'est l'idée même de nature (meilleure traduction, à mon sens, du terme gender), que l'existentialisme de l'âge marchand mine par tous les bouts : s'il n'est plus de nature de la femme, plus de nature de l'enfant, plus de nature de l'Homme, s'il n'est plus nulle part de nature, rien n'est inviolable, et, selon le slogan triomphant de l'époque, tout est possible. La très pédagogique affaire dite de "la vache folle", qui révéla que la rationalisation économiste commandait de transformer des herbivores en carnivores fit apercevoir les conséquences de cette dé-naturation générale de l'univers et c'est à bon droit que des philosophes comme Alain Finkielkraut, inspiré par un salutaire réflexe platonicien, du moins essentialiste, qui est le ressors de notre civilisation grecque, latine et chrétienne, formèrent à la hâte le concept de "vachité" rappelant, à titre de protection minimale, la nature du malheureux bovidé. Mais à bien y regarder, c'est toute référence à "la nature des choses" qu'entend pulvériser la théorie du gender, et le monde qu'elle profile : la et que pulvérise peu à peu le monde qu'elle ne fait que profiler, un monde où tout serait contingent, malléable à merci, jusqu'à l'Homme lui-même, matière infiniment plastique : de cet existentialisme revisité qui affirme l'existence et finit par nier l'essence, procéderont toutes les "libertés" du monde à venir, celles des manipulations génétiques, depuis les OGM généralisés jusqu'à la reconstruction du génome humain, et finalement celles des identités elle-mêmes -conception de la liberté plus folle que la vache du même nom, où les choses, littéralement, ne sont plus et ne doivent plus être ce qu'elles sont.
Il est significatif que la question de l'identité soit aujourd'hui récurrente, comme celle du genre ou de la nature, et que devraient poser, s'ils l'étaient les prétendus "écologistes". Qui osera rappeler la nature de la femme, et de la mère, de l'homme et du père, de l'enfant, de l'élève et du professeur -dans ce dérèglement général on entend par exemple des enseignants dire qu'ils "apprennent beaucoup de leurs élèves" alors que l'on aimerait tant l'inverse, qui serait conforme à la nature des choses…), celle du gouvernant et celle du citoyen, etc. ? Qui rappellera la nature d'un fruit, d'un légume, d'une terre, l'identité d'une nation et de ceux qui en portent l'héritage -laquelle n'est pas affaire de papiers ou de dénomination plaquée pour les besoins de l'anarchie universelle, mais un Etre… Vieille querelle certes; mais on aimerait que quelqu'un garde cette conscience d'un ordre inviolable du monde où, comme disait de Gaulle "les choses sont ce quelles sont" (affirmant aussi "Ne prétendons pas enfreindre la nature des choses") -rappellant en somme les êtres à eux-mêmes au risque d'affronter le terrorisme d'une modernité totalitaire, et démente.
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Samedi 2 juillet deux mil onze; Mirebeau. - Pourquoi tant de mots ? Toutes les questions que j'aborde dans ce journal pourraient se résumer à une seule: la déréliction profonde du politique face aux oligarchies internationales (autrement dit, en termes juridiques) la déliquescence de la souveraineté nationale et populaire est-elle définitive ? J'ai parié que non, une fois pour toutes : mais, puisque, à l'évidence ce rétablissement n'est pas possible à froid, puisque, en d'autres termes, il n'y a actuellement tien à faire, autant ne pas labourer la mer, et attendre, sagement.
Sagement : il faudrait se contenter de la contemplation de grands arbres, d'un air d'opéra, d'un quatuor de Fauré ou d'un menuet de Lully, d'une page bien écrite chaque jour, d'une lecture éclairante, d'une prière réussie, d'un beau visage, un beau genou ou d'une taille bien prise, ou la simple idée de la jeunesse qui est celle de l'éternité elle-même, quelques amitiés, quelques bons repas, quelques progrès dans la compréhension, du monde, un bain de mer, un beau voyage, peut-être de temps à autre des instants d'affection universelle, cette petite brise du sentiment océanique de l'univers qui est peut-être la plus haute pointe du bonheur… Mais non, même malade, et sortant comme hier au soir d'une visite chez le médecin, il me faut encore davantage, des nuits exaltées jusqu'à l'effondrement de l'aube. Je dis davantage, je devrais dire beaucoup trop. Tout est beaucoup trop. Mon grand problème, c'est le trop. En quoi je suis orthodoxe russe plus que grec, hélas !
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Dimanche 3 juillet deux mil onze; Mirebeau. - Insondable fatigue, conséquemment. Suis enfin sorti de la période où je trouvais banale la musique de Mozart; finalement, je la trouve évidemment, c'est-à-dire simplement somptueuse. Et somptueuses aussi, écoutées tout à l'heure pour me remettre dans le monde, les Noces de Figaro.